Grâce aux pionniers que sont Silvio Corsini (Lausanne) et Michel Schlup (Neuchâtel), l’histoire du Livre et de la presse en Suisse romande s’est développée depuis une vingtaine d’années. Plus récemment, Alain Clavien à Fribourg et François Vallotton à Lausanne ont élargi et consolidé les recherches sur ce terrain, s’entourant d’une volée d’excellents jeunes historiens et historiennes.
Carine Corajoud est au nombre de ces jeunes chercheurs et sa thèse (sous la direction de François Vallotton) sur l’acteur le plus important de la librairie romande au XXe siècle constitue un événement. Riche d’informations très précises et détaillées, écrite dans un style alerte, son étude nous plonge dans l’évolution
de l’édition et de la librairie en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980. Elle a pu bénéficier de la durée exceptionnellement longue de la dynastie Payot (édition et librairie) et aussi du fait que les archives de cette activité ont été conservées et déposées en main publique à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
La question centrale qui structure son étude est de « savoir comment la librairie a su maintenir un équilibre entre une forte identité culturelle et la possibilité, voire la nécessité d’un plus grand rendement économique » (p. 8). À la fin du XIXe siècle apparaît en effet une véritable industrie de la culture liée à un nouveau marché de masse, induisant une profonde transformation des métiers du livre avec d’inévitables spécialisations, de nouvelles politiques d’expansion et de diversification et la transformation des méthodes de vente et de publicité.
« L’histoire de la maison Payot est au cœur de ces transformations » (p. 15), annonce l’auteure, qui montre de manière extrêmement concrète comment l’enseigne est peu à peu passée du magasin élitaire à forte identité culturelle des débuts à la grande librairie généraliste d’aujourd’hui.
Carine Corajoud aborde en premier lieu, assez naturellement, l’histoire de la maison, les politiques des quatre générations qui se succèdent à la direction. Elle se penche ensuite sur le secteur « librairie » et sa rapide évolution dans la seconde moitié du XXe siècle. Le troisième volet est consacré à l’évolution de la culture professionnelle des libraires, à la valorisation de leur rôle « comme acteurs culturels » (p. 20).
Ce faisant, Carine Corajoud élargit chaque fois son propos, de manière très éclairante, au contexte de chaque période sur un plan plus général. Par exemple, lorsqu’elle décrit le bouleversement profond induit par l’apparition du livre de poche ou lorsqu’elle brosse un passionnant tableau de l’évolution des librairies de Suisse romande.
En 1877, Fritz Payot fonde une entreprise à la fois maison d’édition misant sur le livre scolaire alors en plein essor et boutique de libraire. Au début du siècle suivant, la deuxième génération, avec Samuel et Gustave Payot, développe cette double structure en modernisant le magasin lausannois et en se lançant dans un développement horizontal par création de plusieurs succursales en Suisse. Par ailleurs, ils ouvrent une succursale d’édition à Paris, qui se spécialise dans les ouvrages scientifiques et acquiert rapidement une excellente réputation. À la troisième génération, celle de Jean-Pierre et Marc Payot, un développement vertical s’ajoute au premier, « en investissant des sociétés actives dans d’autres secteurs de la communication » (p. 32) : création de la société financière Lousonna, « qui chapeaute des entreprises d’impression, d’édition de presse, de kiosques et de médias » (id.). Enfin, la quatrième génération, après avoir ouvert l’actionnariat jusque-là essentiellement familial à des personnes extérieures, mais fort proches, doit faire face aux puissantes concentrations du voisin français et à la dérégulation du marché. Aussi cette génération se résout-elle à vendre l’enseigne en 1986 à un grand groupe de l’Hexagone.
La deuxième partie du volume est donc consacrée aux « transformations du modèle de librairie ». Elle débute par ce passionnant panorama des commerces du livre, dans le canton de Vaud et à Lausanne sur un siècle. L’auteure aborde ensuite l’implantation et les caractéristiques des diverses succursales de Payot. Elle procède alors à l’examen de la démocratisation culturelle de ces commerces et à celui de leurs diverses spécialités (marché scolaire, universitaire, organisations internationales, etc.). Elle se penche enfin sur les dispositifs de vente et les méthodes publicitaires, ouvrant par ce biais très concret une réflexion sur l’évolution des goûts, des rapports à la culture et à la communication.
La dernière partie est consacrée au métier de libraire. D’abord à l’organisation patronale de la branche, au sein de laquelle les Payot jouent un rôle de premier plan, ensuite à l’organisation professionnelle et syndicale des employés, enfin à la formation professionnelle.
En 1982, Payot sort du groupe Lousonna devenu Edipresse et, quatre ans plus tard, Jean-Marc Payot vend l’entreprise familiale à la famille Lamunière, facilitant ainsi une concentration accentuée de l’industrie de la communication et du livre. En 1993, Hachette devient majoritaire dans le groupe, mais se sépare par la suite des librairies Payot revendues en 2014 à leur directeur général, Pascal Vandenverghe. Une nouvelle ère débute, toujours sous la même raison sociale.
Carine Corajoud démontre avec brio que Payot a su intelligemment « profiter du mouvement de démocratisation d’accès à la culture dont le livre est devenu un symbole fort» (p. 320) pour construire un « empire » à l’échelle helvétique dont les dimensions économiques n’ont pas effacé l’important rôle culturel. Son ouvrage peut dorénavant être considéré comme un standard de l’histoire socio-économique et culturelle de la Suisse romande.
Zitierweise:
Pavillon, Olivier: Rezension zu: Corajoud, Carine: La Librairie, un univers en mutation. Histoire de la librairie Payot (1877-1986), Lausanne 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 234-236.